C’est la 117e minute. D’une passe lumineuse Yassine Brahimi élimine la défense allemande et lance Feghouli dans la profondeur. Cette fois, l’Algérien gagne son duel face à Neuer d’un léger extérieur du pied droit. L’équipe nationale algérienne de football mène 2 – 1. À trois minutes du terme de la rencontre la Manscchaft, favorite du tournoi, ne s’en relèvera pas. Le coup de sifflet final nous propulse dans un moment d’histoire, à 4 jours de là, où l’Algérie affronte la France dans un ¼ de finale de coupe du monde.
La tension est palpable. L’atmosphère électrique envenime les rues. J’imagine François Hollande s’épongeant le front de sueurs froides à chaque minute: que dois-je dire, que dois-je faire pour éviter une guerre civile quelle que soit l’issue de la rencontre? Les médias ont appuyé sans relâche là où ça faisait mal. Dispositif de sécurité, amour sacré de la patrie, immigration et intégration. Les lumières de l’opposition nous éclairant de subtiles interdictions de drapeaux étrangers pour ne pas perturber la Promenade des Anglais.
Je sonne à la porte de l’immeuble. Le sourire radieux de Leila apparaît à la fenêtre et m’enlève de mes rêveries d’infotainment. Ses cheveux noirs bouclés sont attachés par un ruban vert et blanc. Je monte la rejoindre.
— Hello, tu veux du thé?
—Du vin plutôt, non?
Un rapide coup d’œil à la pendule elle file vers le frigo.
—19h, t’as raison, c’est l’heure pour l’apéro.
Nos verres embués de la fraîcheur du chardonnay s’entrechoquent.
— À la France?
— À la France!
Avec ironie je pointe du menton sa chevelure. «Et ce ruban?»
Sa bouche s’illumine et forme une moue victorieuse: «Ce soir, je gagne ou je gagne!»
Presque décontenancé par tant d’aplomb et de fierté subtile j’esquisse un sourire. Celui-ci est pour mon président rondouillard qui baigne dans son jus. Je ne sais plus s’il aurait mieux valu un Algérien ou une femme à l’Élysée. En un coup de menton, Leila a écrit son discours annihilant tout conflit fraternel: «Mes chers compatriotes, chers amis algériens. Ce soir, on gagne ou on gagne. Alors, amusez-vous bien et ne buvez pas trop.»
Nous rejoignons Eugenia, Alain, Makhlouf au bar «Le Progrès». Derrière son comptoir, Sofiane porte en dessous du tablier réglementaire le maillot bleu roi de l’équipe de France. Le dos tourné, il accroche une écharpe de l’équipe algérienne au-dessus du grand miroir du bar, juste à côté du drapeau de son Maroc même pas natal.
— Alors Sofiane, pronostic?
— 3 – 0
— Pour qui?
— C’est 3 – 0 j’te dis!
Ce soir personne ne veut nommer un vainqueur, de peur de voir pleurer l’autre.
Le bar s’embrase pour les hymnes. Les deux parlent d’étendards flottant haut et de sang versé, de liberté conquise sur une tyrannie à fleur de lys ou sur un exploiteur prétendument universaliste. Chants martiaux massacrés par nos gorges pleines de fausses notes et d’euphorie avant le début de l’affrontement à coup de balle en cuir. La bière, le vin, le café coulent. La partie avance. De cris de peurs en exaspération. D’arbitres aveugles en rois du plongeon et de la chute théâtrale. D’aller les verts à aller les bleus. Rien n’y fait, le match reste disputé et le score vierge. Même le sort semble ne pas vouloir trancher dans notre communion multiculturelle: à la tête de Slimani, sur le montant droit français, répond la reprise de volée de Valbuena sur la barre transversale.
Soixante-dix-huitième minute. Le temps s’arrête l’instant d’un crochet, puis d’une frappe enchaînée du droit de Karim Benzema. Les ongles de Leila s’enfoncent dans ma main, j’écrase nerveusement son épaule. Enroulée parfaitement, la balle avance vers le but et contourne inexorablement le gardien de but algérien. Ses doigts tendus ne peuvent qu’observer le drame qui se conclut par le tremblement du filet et le coup de sifflet de l’arbitre validant le but. Cris, larmes, concerts de klaxons et drapeaux vert et blanc, bleu et rouge s’agitent parmi les inconnus et les amis qui se tombent dans les bras. L’Algérie vient de marquer et qualifie la France pour les demi-finales. Sourire aux lèvres et larme à la paupière, Leila me glisse à l’oreille: «Tu vois, on a gagné!». L’Algérie, la France. Deux équipes nationales de peuples de cousins et d’amants.