Nous sommes dans une ère technologique sans précédent. Les enfants de deux ans savent utiliser un téléphone intelligent et écouter des films sur une tablette électronique grâce au mode d’utilisation plus convivial, aux couleurs attrayantes et aux écrans tactiles.
On les retrouve d’ailleurs partout, ces écrans tactiles: téléphones, tablettes, cuisinières… même pour payer à la caisse des magasins. Il est ironique de penser que ce type d’objet brime le droit des personnes utilisant le plus le sens du toucher: les non-voyants et les mal-voyants.
«Mettez-vous à ma place. Imaginez juste un instant. Je m’appelle Pierre. J’ai 65 ans, je suis atteint de DMLA*, une maladie qui diminue ma sensibilité aux contrastes, aux couleurs. Les lignes droites sont courbées et il y a un flou gris au centre de mon œil. Je vis seul. J’ai travaillé toute ma vie sans l’aide de personne et j’en suis encore capable, vous savez. Je n’ai pas besoin de canne blanche.
«Pour aller faire mon épicerie, je me déplace en taxi, parfois en autobus quand j’en ai le courage. J’ai dû changer de logement, il y a deux ans, mais je reste fidèle à mon ancien magasin même si c’est plus loin. Au moins, je sais comment ça marche. Je sais où les choses sont placées.
«Dans l’épicerie, je prends mon temps. Je veux être sûr que mon pain est frais, que les légumes ne sont pas moisis. J’ai développé des trucs. Je tâte pas mal les affaires. Les carottes ne doivent pas plier sous les doigts et la laitue doit craquer doucement quand tu la prends. Et ça doit sentir bon. Toujours.
«Parfois, les autres clients me regardent de travers. Je le sais, je le sens. Je les laisse faire. Le plus dur, c’est la caisse. Là, le monde est pressé. Les caissiers, surtout les nouveaux, n’ont pas toujours la patience. Heureusement, je connais mon affaire, même à tâtons, mais non, PAS AUJOURD’HUI.
«Pas aujourd’hui parce qu’ils ont changé la machine pour payer. C’est tactile, maintenant. Je panique un peu de ne pas sentir les boutons sous mes doigts. Je ne peux pas choisir soit le compte chèque ou épargne, je ne peux plus composer mon NIP. J’ai chaud, je transpire, je tremble. La file en arrière s’impatiente. Je le sais, j’entends les soupirs. J’essaie pareil. Les boutons doivent être à la même place, ils sont juste tactiles, non? Non. Ceux en arrière de moi doivent penser que je suis saoul. J’ai tellement honte. Je dis au caissier que je ne peux pas, que je ne vois pas. Il me répond que ce n’est pas grave, que j’aurais dû le dire plus tôt. Il me demande mon NIP. Il va le faire pour moi.
«J’ai envie de pleurer, mais je me retiens. Personne ne comprend que mon autonomie, c’est ma fierté. C’est ma victoire au quotidien. Je ne sais pas comment je vais faire, maintenant, pour l’épicerie. La faire livrer, ça va m’écœurer. Je ne veux pas manger de la nourriture que je n’ai pas choisie. Me retrouver avec des carottes molles, non merci! Je pourrais toujours payer comptant, mais je ne trouve pas ça très sécuritaire. Je ne me rendrai pas compte si j’échappe de l’argent. Je n’en ai déjà pas beaucoup… Je pense que je n’ai pas le choix, je vais demander l’aide d’un bénévole. Ça m’enrage, j’ai l’impression de quêter. Est-ce que ça va être comme ça partout, maintenant?»
Parfois, la technologie déshumanise, sous le prétexte de la facilité. C’est incroyable que l’innovation technologique soit si peu inclusive. La DMLA (dégénérescence maculaire liée à l’âge) touchera 250000 personnes au Québec en 2020. Le handicap visuel en général touche 5% de la population québécoise, soit près de 411000 personnes adultes. Ces adultes qui mangent, s’habillent, circulent et souvent (oui oui!) travaillent. Avec la population vieillissante, le Québec sera confronté à de nouveaux défis d’inclusion. Le Québec se veut pluriel et innovateur. C’est un appel à tous pour que le Québec puisse inclure dans une vision collective de l’avenir, ces gens qui ne voient plus. Pour qu’eux aussi aient un avenir.