L’étrange paradoxe des sociétés capitalistes occidentales est que la productivité de celles-ci a continuellement progressé depuis l’après-guerre, mais que le nombre d’heures travaillées n’a pas changé en conséquence. Autrement dit, une heure de travail aujourd’hui produit beaucoup plus qu’une heure de travail dans les décennies précédentes et pourtant ni la rémunération des heures de travail ni le nombre d’heures travaillées n’ont suivi la courbe de croissance de la productivité.
Nous pouvons en premier lieu en déduire que la croissance économique n’est pas une garantie de croissance de la qualité de vie ou même du simple pouvoir d’achat. Mais si cette croissance ne rapporte pas grand-chose à l’immense masse des hommes et des femmes qui travaillent, pourquoi continuons-nous collectivement d’en faire la promotion et de la supporter? La réponse est simple, l’écart entre le gain de productivité et la faible augmentation de la rémunération se traduit par du profit, beaucoup de profit. Si les écarts de richesses sont aujourd’hui au niveau incroyable qu’elles sont, c’est en grande partie dû à ce phénomène.
Or, cette poignée de gens qui bénéficient de l’écart entre l’état de la productivité et celui de la rémunération du travail a tout avantage à déployer une vaste entreprise de propagande pour faire croire aux travailleurs et aux travailleuses qu’il est dans leur intérêt que la croissance de la productivité continue sans entrainer une hausse des salaires. C’est actuellement ce qui se produit, car l’on encense à coup de grands discours la croissance sans tenir compte de deux facteurs importants : l’effet réel sur la vie quotidienne des gens et les limites physiques d’une planète aux ressources limitées.
Que faire? D’abord constater que d’une part la bataille pour une augmentation de salaire est tout à fait louable considérant le nombre de personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté tout en travaillant à temps plein. En contrepartie cependant, ce combat salutaire ne permet pas d’émanciper pleinement les gens et c’est pourquoi il faut se tourner vers une autre lutte : la réduction du temps de travail. Si, en conservant le même salaire annuel, les travailleurs et les travailleuses se retrouvaient à travailler beaucoup moins d’heures, ce serait une sacrée victoire.
En effet, si la croissance n’est plus garante d’une augmentation de la qualité de vie, l’émancipation progressive par rapport au temps de travail l’est bel et bien. Moins travailler représenterait une avancée certaine pour lutter contre le stress et les maladies professionnelles. Le philosophe André Gorz avance pour sa part l’idée intéressante qu’une réduction du temps de travail est tout simplement inévitable si nous voulons faire face aux enjeux environnementaux. Selon lui, le fait de moins travailler aurait un effet culturel fort important et notamment celui de réduire le consumérisme qui fonctionne comme un défouloir pour se vider du stress et des pressions vécues au quotidien dans le cadre de l’emploi. Autrement dit, à défaut d’avoir le temps de se détendre, la plupart des gens sublimeraient leurs désirs dans la consommation de marchandises et le fait de réduire le temps de travail aurait un impact sur ce type de comportement.
Pour conclure, la hausse massive de productivité qui a lieu depuis l’après-guerre est incohérente avec la faible augmentation de revenu des travailleurs et des travailleuses. Cet écart est l’une des grandes sources des inégalités économiques actuelles et c’est pour maintenir celui-ci qu’une propagande productiviste est constamment mise de l’avant. Parallèlement, il faut savoir que la croissance économique infinie représente aussi une folie à partir du moment où l’on constate que la terre est un milieu physique limité ne pouvant pas soutenir une augmentation infinie de la production et de la consommation. Une solution potentielle à cette impasse réside dans la réduction du temps de travail (qui ne doit pas se faire aux dépens des salaires de travailleurs et des travailleuses). Celle-ci permettrait véritablement d’augmenter la qualité de vie de l’immense majorité de la population et permettrait d’aborder franchement l’enjeu environnemental dans une perspective de décroissance.