Un court regard sur… RECRUE.
(Un grand merci au réalisateur qui nous permet de voir son film, profitez-en!)
Jean-Jacques Rousseau écrivait dans Les Confessions que « l’injustice fait mal lorsqu’elle se voit. », il est vital de se dire que cette même injustice fait encore plus mal lorsqu’elle est invisible, cachée ou oubliée.
L’art à travers le cinéma, entre autres, se fait l’étendard pour mettre la lumière sur ce que, parfois, la société ne veut pas voir, en faisant vibrer l’œil qui s’y pose. Ce regard bienveillant qui vibre contre des politiques acerbes, des actes déshumanisants et une sensibilité disparue, c’est celui de Pier-Philippe Chevigny.
À travers une maîtrise impeccable des plans-séquences, sa signature, il y a cette image d’une sensibilité à ce monde qui développe au fur et à mesure un inconfort devant une réalité sous-jacente qui n’est autre qu’une réalité brutale de ce même monde.
Une signature qui place et impose Recrue, produit par Unité Centrale, sous un angle humaniste et une subtilité sans faille.
La sensibilité retrouvée.
Elle nous apparaît sous les traits d’Alex, jeune garçon de 5 ans, qui va vivre une journée dans le quotidien de son père qui traque en forêt des immigrants qui ont franchi la frontière États-Unis/Canada.
Il est toujours impressionnant de voir comment s’opère la direction d’acteurs chez de jeunes enfants, je pense que l’on pourra s’accorder pour dire que le choix de Édouard-B. Larocque est parfait dans ce rôle et cette relation avec Émile Schneider sublime un film authentique et honnête. Chapeau bas !
En observant le réalisateur et monteur québécois, il est à l’image de ses scénarios, de ses personnages principaux qui s’opposent à l’inacceptable, de son langage cinématographique qui ne veut pas amoindrir une réalité amère en la découpant.
Un film brillant dans les détails, allant même jusqu’à effacer la fleur de lys sur le visage d’Alex. Est-ce que le Québec a perdu son identité, son hospitalité, son ouverture ? La frontière est fine pour basculer.
Entrée Libre a eu l’opportunité de s’entretenir avec le jeune réalisateur récompensé pour Recrue du prix Réals au dernier gala de l’ARRQ (Association des Réalisateurs et Réalisatrices du Québec):
Souley Keïta : Première image, première question notamment sur la violence imposée par la société. En prenant pour contexte l’année 2022 après avoir tourné ton film en 2019, estimes-tu que malgré le fait de se rendre compte de la violence, certains rouages sont souvent difficiles à briser ?
Pier-Philippe Chevigny : J’ai écrit ce film en 2017 dans le cadre où il y avait la grosse crise migratoire que l’on a connu. Ce film situe l’action en 2022 et à cette époque-là, je n’avais aucune idée où l’on s’en allait, car c’est sûr que le contexte est très différent aujourd’hui, mais j’ai l’impression qu’il y a beaucoup de venants qui étaient plantés durant cette période et qui sont toujours présents. Je dirai que cela a changé de forme et l’épouvantail a également changé. Le bouc émissaire était à ce moment-là la migration, aujourd’hui ce serait en lien avec les mesures sanitaires. C’est ce même monde qui est resté dans ces milieux, dans ces groupes. Je pense que lorsque la Covid sera terminée, étant toujours actifs, ils se tourneront de nouveau sur la question de l’immigration ou une question d’actualité qui va les dégoupiller.
Souley Keïta : C’est un film qui ne s’inscrit pas uniquement au Québec, mais de manière globale à n’importe quel pays et c’est un film intemporel. On a pu avoir l’exemple avec des politiciens aux États-Unis et aujourd’hui en France où on manipule les foules sur la question migratoire.
Pier-Philippe Chevigny : Exact. J’étais plus axé sur la recherche terrain de ces groupuscules. Je pense qu’avec le recul, mais bon ce n’était pas possible de le savoir au moment où j’ai écrit le scénario, j’aurais enlevé toute référence à un temps ou à un lieu pour le rendre plus universel.
Souley Keïta : Tu joues à travers ton film et ton langage cinématographique sur les oppositions, notamment celle de nos jeux d’enfants pas si innocents (la guerre, le cache-cache) qui s’opposent aux réalités brutales des adultes, celle de la manipulation parentale opposée à la vision du monde chez l’enfant. J’aimerai beaucoup t’entendre concernant ce choix scénaristique et cinématographique.
Pier-Philippe Chevigny : Dans cette démarche, généralement je fais de la recherche très large, pour ce film, il convenait que c’était des recherches sur l’extrême droite au Québec. En général, ce qui va me donner une envie de raconter une histoire, cela va être un élément de cette recherche. J’accumule de nombreuses données sans nécessairement savoir quelle histoire je vais raconter. Puis à travers toute la quantité de matière que j’accumule, à un moment donné il y a une étincelle qui me dit que cet élément serait une belle façon d’aborder ce sujet. Pour Recrue, c’était une photo apparaissant sur le frontpage de La Presse en réponse à la première manifestation de La Meute, où il y avait ce garçon de 7/8 ans qui brandissait le drapeau de ce groupuscule.
…Je me suis posé des questions par rapport à cela, en me disant qu’il n’avait pas forcément en main les enjeux politiques ou qu’il n’était pas là par choix, car il accompagnait ses parents. Un jour, soit il va graviter dans ce milieu, soit à un moment donné, il peut avoir une mise à distance avec les discours de ce groupe. Je trouvais intéressant d’aborder la question de l’extrême droite, à travers les yeux d’un enfant qui ne comprend pas et qu’il puisse être témoin d’un moment où il y a une prise de conscience sur un fait qu’il peut comprendre.
Toute la première partie du film, il n’est pas conscient du contexte politique qui est hors champ, que ce soit à la télévision avec le reportage, ou que ce soit avec la présence du groupuscule qui est toujours hors foyer. Le spectateur est concentré sur l’enfant qui est naïf et n’a pas conscience de ce qui se passe.
Au moment où il va comprendre certains tenants et aboutissants, la mise en forme va changer en devenant plus découpée, on va avoir du champ/contrechamp et le groupuscule sort de l’arrière-plan pour devenir le point focal parce que c’est ce que le garçon regarde et remarque. Le but principal était de mettre le spectateur dans la peau du personnage et lui faire traverser les mêmes étapes à travers un regard naïf où l’on ne prête pas souvent attention à ce qui nous entoure jusqu’à un certain moment.
Le scénario est construit ainsi et la mise en scène vient appuyer cela.
Souley Keïta : Les pleurs d’un enfant sont universels et ne méritent pas de traduction. Des larmes qui font surgir un regard différent sur une situation entre adultes qui paraît normale pour un enfant. Est-ce que Alex est sauvé de ce monde par ce regard d’une fille noyée par la peur ?
Pier-Philippe Chevigny : Certainement, je pense que le petit garçon Alex à la possibilité de s’identifier et il se meut dans la peau de cette jeune fille. Il se dit sûrement qu’il n’a pas envie de vivre cela, c’est à travers cette idée que j’ai dirigé mon jeune acteur. Pour lui, en premier abord, c’est l’expérience de l’empathie, car il voit quelqu’un de son âge qui souffre, qui pleure, ce qui l’amène sans doute à se dire que ce que les adultes font ne doit pas être bien.
Souley Keïta : Par ailleurs, à travers l’image d’autres enfants dans cet univers, est-ce que tu estimes qu’il y a parfois une situation de non-retour avec notamment cette fille qui dénonce dans le jeu du cache-cache où se situe un autre enfant ou la scène d’une autre jeune fille qui s’empare des affaires de la fille immigrée ? Ces scènes sont-elles révélatrices de ce que nos parents peuvent faire de nous ?
Pier-Philippe Chevigny : Je pense que l’idée était de placer Alex en contraste avec les autres enfants. Peut-être que les autres enfants ont une sensibilité autre, peut-être qu’ils étaient conscients de ce qui se passe ou même qu’ils sont moins touchés par ce qu’ils voient. Je voulais surtout que l’on soit dans le regard de la seule personne qui se place en porte à faux par rapport au groupe.
Souley Keïta : En 13min52, tu fais un pied de nez à la citation de Rousseau qui disait que l’homme naît bon, mais la société le corrompt, car tu instaures à travers ton personnage principal que nos choix même infimes peuvent déterminer la personne que l’on saura. Était-ce important de souligner que nos choix nous appartiennent, et cela même en étant enfant ?
Pier-Philippe Chevigny : Tout à fait! J’ai abordé ce sujet de façon plus technique que scénaristique. Dans un film, tu veux toujours avoir un personnage qui choisit, qui agit. À partir du moment où tu as un personnage qui est uniquement témoin ou passif, tu as un récit qui n’avance pas et donc de choisir le point de vue d’un enfant qui est innocent, qui n’a que 5 ans et qui ne peut pas agir vraiment nous amène dans une autre situation. Cela n’aurait pas été réaliste de le voir se lever pour demander d’arrêter au moment où ils attachaient la jeune fille, à 5 ans il n’a pas les moyens de faire une action pour contrecarrer ce qui se passe. Toutefois, je voulais trouver une action pour le faire agir, de choisir comment il peut graviter dans cette situation. La question du chat qui peut rentrer dans la maison grâce à l’entremise d’Alex peut évidemment être une métaphore sur l’immigration, mais c’est également une façon pour Alex d’agir et de choisir. C’est sa façon à lui de gérer sa culpabilité et de poser un geste symbolique en contradiction à ce que son père lui avait dit avec ce chat. En faisant cela, il désobéit à son père et montre que oui, on peut vivre dans un milieu, mais on peut prendre de la distance par rapport à cela. Je viens d’un milieu assez conservateur où, en dehors de ma cellule familiale, j’ai été témoin de certains dires, je baignais dans cela plus jeune, c’était vraiment dur chez nous… C’est pour cela que je fais des films engagés et des films qui dénoncent.
On peut s’affranchir de notre passé et de notre milieu social.