Au-delà du nombre des victimes (17 personnes tuées par balles), de la brutalité de l’attaque, l’émotion suscitée en France par l’assassinat de Charb, Wolinsky, Tignous, Honoré, Cabu et Bernard Maris, dans les locaux du journal, s’explique aussi par le symbole qu’est Charlie Hebdo en France. A l’heure où une partie du monde s’appelle «Charlie», il est bon de se remémorer le parcours et les déboires d’un journal libre et indépendant. Car outre la liberté de la presse, ce sont les valeurs de Charlie Hebdo que ces assassins voulaient détruire.
Il y a tout juste un an, en janvier 2014, décédait à 90 ans François Cavanna, le co-fondateur de Charlie Hebdo. Jusqu’au bout, tant que sa santé lui permettait, il nous enchantait à chaque parution du journal par ses textes doux, poétiques, d’une belle langue populaire héritée de l’école de la République, lui, le fils d’immigré italien (lisez les Ritals, il vous y raconte tout). Cavanna était devenu un personnage, par le talent de sa plume et ses bacchantes fleuries qui lui donnaient une allure d’Astérix raffiné et doux. Incinéré au cimetière du Père Lachaise à Paris, on entendait ce commentaire au milieu des personnes venues le saluer une dernière fois: «ça sent pas la moustache grillée là?». L’esprit de Charlie Hebdo était encore vivant, et vivace.
Hara-Kiri, «bête et méchant»
Au début des années 60, Cavanna et le Professeur Choron (de son vrai nom Georges Bernier, original un peu fou et décadent qui pris son nom de la rue où se situait le journal) lancent le journal satirique «Hara-Kiri, journal bête et méchant». L’humour sauvage, grinçant, irrespectueux des normes, dogmes et valeurs de l’époque, faisant une large part au dessin caricatural et aux romans photo parodiques, va réveiller la France ronronnante et propre sur elle des trente glorieuses.
Un journal fondamentalement anar sous le règne du Général De Gaule et le génie de Cavanna qui va lancer les dessinateurs Cabu, Wolinski, Gébé, Reiser. C’est également un certain air du temps que ces jeunes dessinateurs représentent, celui qui va mener la France aux révoltes de mai 68. Gébé écrira la BD «l’an 01», repris en un film et au théâtre, où la France abandonne dans une certaine euphorie et franche rigolade l’économie de marché. On ne rigole cependant pas impunément d’un monument comme le général De Gaulle. La «une» du journal pour sa mort titrait sobrement mais tout aussi sournoisement «Bal tragique à Colombey – un mort» (en référence à la ville où s’était retiré le Général De Gaule et l’incendie d’une discothèque ayant fait une centaine de mort une semaine plus tôt). Le journal sera interdit par le gouvernement.
Charlie Hebdo, «journal irresponsable»
Pour contourner la censure et continuer vaille que vaille son entreprise, Cavanna lance un nouveau journal: Charlie Hebdo. On retrouve aux manettes la même équipe mais le journal se fait plus politique, Cavanna se fendant toujours d’édito bien sentis sur l’actualité. Le dessin prend maintenant une place prépondérante face à la photo. Les cibles désignées restent le conformisme de la société, avec en point d’orgue l’Eglise encore très présente dans les mœurs françaises des années 70. Cabu créera le personnage du «beauf», c’est-à-dire le beau-frère plutôt raciste et surtout bien con que l’on doit tous supporter aux repas de famille.
Dans une «une» de Gébé, on voit un Christ irradié de son auréole et de sa barbe, en toge sur fond bleu tenir un chapeau haut-de-forme et en sortir un lapin, accompagné du texte: «La semaine prochaine, je vous ferai le coup de la résurrection». Aucun respect ces punks! Ces unes provocantes entraineront encore des réactions du pouvoir qui verra Charlie Hebdo classé en «littérature pour adultes» ce qui implique que les journaux ne soient plus visibles en kiosques. Acculé financièrement, le journal disparait fin 1981. Il titre en «une» en guise de chant du cygne et la mort dans l’âme: «Aller tous vous faire enculer!».
La France vient d’élire un président socialiste qu’elle gardera 14 ans, peut-être est-elle maintenant assez réveillée pour ne plus avoir besoin de pygmalions ou de garde-fous? Le socialisme ne remplissant pas tous les miracles proposés, Charlie Hebdo est refondé en 1992 par Philippe Val et Cabu et voit rempiler Gébé, Wolinski, Cavanna et se rajouter des nouveaux dessinateurs et journalistes: Charb, Tignous, Jul, Bernard Maris (signant Oncle Bernard), Honoré, Luz. Toujours provocateur, Philippe Val insuffle un ton plus intellectuel au journal ce qui vaudra de nombreux débat houleux entre les membres réclamant plus de rigolade. Le journal reste cependant dans l’air du temps en s’impliquant dans tous les combats sociaux, en particulier la lutte pour les «sans papiers» et celle contre l’extrême droite. Le Front National de Jean Marie Le Pen fera 15.5% aux élections de 1995 qui verra le retour de la droite au pouvoir avec Jacques Chirac.
Le journal garde la particularité de vivre exclusivement de sa vente, refusant toute publication de publicités qui entrainerait nécessairement une remise en cause de leur indépendance. Point d’orgue de cette volonté de rester libre face au pouvoir, financier, marchant et industriel cette fois, Charlie Hebdo luttera début 2000 à coup d’éditos et de coups d’éclats dans la rue contre le développement des journaux gratuits exclusivement financés par la publicité. Combat perdu mais qui entrainera toute la presse écrite dans une crise des ventes amplifiée par l’apparition de l’internet.
Dans cette France des années 2000 et ce monde post-11 septembre Charlie s’inscrit dans la lutte contre le communautarisme, en particulier religieux. En solidarité avec un journal danois voulant traiter de l’autocensure de la presse face aux velléités religieuses de l’islam en Europe, Charlie, ainsi que quelques autres journaux dans le monde, publie une série de caricatures du prophète Mahomet, invitant ses confrères de la presse écrite française à faire de même. Seuls dans l’arène médiatique, Charlie sera violemment critiqué pour cette prise de position et accusé d’envenimer un débat déjà tendu, voire de racisme (alors même que ces dessins ne sont pas de la plume des dessinateurs de Charlie et plutôt moyen dans leur ensemble).
Cependant Charlie tient bon et continu de dénoncer les atteintes faites à la laïcité par les communautés religieuses juives, musulmanes et catholiques (en particulier le concordat d’Alsace-Lorraine qui autorise dans ces régions les crucifix dans les écoles publiques). En guise de clin d’œil, Cabu et Charb s’amusent également au détriment des moines tibétains et bouddhistes, car après tout, on n’est pas sectaire!
Fin 2010, Charlie se transforme le temps d’un numéro en Charia Hebdo, dont le rédacteur en chef n’est autre que Mahomet himslef. Cette provoc’ est faite en réaction à l’élection du parti islamique Ennahda en Tunisie qui fait suite au renversement de la dictature de Ben Ali. Les bureaux du journal seront quelques semaines plus tard incendiés par un cocktail Molotov et Charb, directeur du journal, menacé de mort et mis sous protection policière.
Pour montrer qu’ils restent debout, Charlie publiera en 2012 une sérié de caricatures du prophète faite de la main de ses dessinateurs cette fois. Ces dessins déclenchent des réactions extrêmement violentes dans les pays musulmans, mais en même temps une (quasi)-totale désapprobation de la classe politique et des journaux en France. Marine Le Pen et le Front National soutiendront Charlie, on savoure l’ironie de la corde soutenant le pendu.
À partir de ce moment, Charlie se retrouvera extrêmement isolé au sein de la presse française. Son nom n’étant plus évoqué que pour «condamner» leur prise de position avec les adjectifs «irresponsable» (Charlie sous-titré à la suite de ça «Journal Irresponsable»), «polémique», «provocateur», «huile sur le feu»…
Le 7 janvier 2015, certains ont pensé qu’il était temps de les faire taire, de les détruire, d’anéantir l’espace d’humour, de liberté, d’indépendance et de création qu’a toujours été Charlie Hebdo. La presse s’est souvenue à ce moment qu’elle avait des collègues qui luttaient, seuls, avec des armes qu’elle ne s’est pas donnée les moyens d’utiliser. Le trait et le verbe de leurs collègues, nos amis de Charlie, morts par balles.