Ma poulinette,
Je te regarde dormir, paisiblement. Tu as l’air bien. Je suis venue dans ta chambre parce que j’ai eu une bouffée de découragement, ce soir. Il y a une guerre entre féministes et hommes «victimes», depuis un moment, ça me colle au cœur. Je suis souvent venue voir tes frères pour les mêmes raisons, mais aujourd’hui c’est plus particulièrement à toi que je pense.
Je pense souvent à ton futur, à ce que tu auras comme vie, comme travail. À la femme que tu auras le droit d’être. J’espère que tu auras la vie sexuelle dont tu auras envie, mais tu dois savoir que c’est mal jugé, une fille qui ne respecte pas certaines règles. Dès que tu aimeras plus d’une personne à la fois (hommes ou femmes d’ailleurs), dès que tu auras envie de sortir des standard de beauté, dès que tu oseras affirmer ce que tu veux ou ne veux pas, bref, dès que tu essaieras d’acquérir la liberté qui t’es due sur ce sujet particulier, tu verras que la bienveillance à laquelle nous t’avons habituée, ton père et moi, n’est pas si répandue.
C’est étrange que ce soit comme ça, ça me déstabilise toujours, parce qu’il me semble évident que personne n’y gagne. Il ne s’agit pas d’un complot des hommes contre les femmes, mais d’un fait sociologique qui échappe à notre contrôle personnel. J’espère que tu ne te méfieras jamais des hommes en général, et que tu t’en feras des alliés. Eux aussi sont pris avec ces normes qui leurs dictent de se montrer très insistants, très virils, insensibles, infidèles, autoritaires, supérieurs. Ils ne sont pas comme ça, mais on leur montre des modèles qui leur disent que c’est ce qui est souhaitable. Souviens-toi toujours qu’ils n’ont pas plus que toi choisi ce monde.
Tu en verras et entendras des choses, comme je l’ai fait. Tu auras peur parfois. L’idée que je ne puisse pas, malgré tout ce que je ferai, t’épargner cela me rend parfois complètement folle, mais je dois bien m’y faire. Tu auras le choix entre entrer dans le moule qu’on te propose, oiseau doré dans une prison dont tu auras toujours la clé, qu’on dira avoir mis à ta disposition pour te protéger, ou de rester un cheval sauvage, libre, mais en danger. Mon instinct de mère choisirait bien la cage pour toi, mais c’est une illusion, on n’est jamais complètement en sécurité. Les gens qui tiennent la prison en place nous demandent eux-mêmes d’en sortir, c’est bien trop ennuyant, une poupée de porcelaine. Dès qu’une photo compromettante de toi sera disponible, ta sécurité sera de toute façon compromise. L’autre option, elle, t’offrira bien des joies, mais on voudra te les faire payer. Quand je lis sur internet que le viol est une forme acceptable de punition, c’est à toi que je pense en frémissant.
Parfois, je suis prise de découragement, mon étoile dorée. Nous sommes dans une société où tu devras arracher chacune des marques de respect qui te seront dues. Une société qui n’a pas envie de voir que ses codes de communication, ses tabous profonds, sont la cause première des erreurs au sujet du consentement. Une société qui préfère protéger ses règles, absoudre ses fils, et accuser ses filles. Une société qui a, jusqu’à maintenant, choisi le malheur de tout le monde.
Je continue de penser que nos batailles ne sont pas vaines. Qu’une bataille à la fois, nous écartons les barreaux de la prison et que nous rendons de plus en plus possible la vie libre et sauvage de milliers de jeunes filles. Les jeunes hommes d’aujourd’hui seront des papas demain, eux aussi, et quand ils verront leur fille dormir paisiblement, je sais qu’ils essaieront de faire tout en leur possible pour leur offrir le bonheur. J’espère aussi que leur cage à eux commencera à leur peser, quand ils réaliseront ce que pourrait être un monde où leurs consœurs seraient vraiment libres. La clé est là, dans l’information, dans la discussion. Et je serai fière de te voir galoper, ma chérie.
Bon dodo
Maman
Julie Dionne est une militante féministe et syndicaliste