L’ambiance au commissariat de police était lourde. Des odeurs âcres suintaient des murs jaunis par le temps. Quidams, sans-abris et exclu(e)s s’y entassaient, en transit vers des ressources plus structurées. Soudain, une procureure entra dans la salle. Elle venait rejoindre un riche client à l’aise afin de préparer sa défense. Leur audience était prévue pour le lendemain matin. Les deux prévenus s’isolèrent de leur mieux, à l’abri des oreilles indiscrètes.
—Je suis outré d’être retenu malgré moi dans ce misérable guêpier, dit l’accusé en sueur. Je n’ai rien d’un criminel, au contraire. Je n’ai fait que planter ma tente sur une presqu’île publique, et j’insiste sur le mot «publique». Toute son histoire en atteste. Laissez-moi vous expliquer:
Je campais sur la Wild Fortress Peninsula, presqu’île bien connue pour ses parois escarpées, ses petits cèdres rabougris s’accrochant à ses flancs hostiles et ses fougères échevelées dévalant en cascade ses murailles naturelles.
Pour rejoindre mon campement, il fallait remonter une allée tortueuse, de chaque côté de laquelle s’élèvent des habitations de bois rectangulaires. Ces immeubles, aussi appelés bunkers, furent bâtis pour loger des prisonniers allemands de la guerre quatorze – dix-huit. Mais, avec la fin du conflit, elles furent finalement désaffectées.
Reconnaissant le potentiel vocationnel de ce site, une corporation de bienfaisance obtint une licence d’opération pour la presqu’île et ses immeubles.
Avec des fonds publics, elle aménagea un complexe de résidences pour des pensionnaires nécessitant des soins prolongés.
Un jour, la directrice de ce centre reçut une lettre signée de la main du sous-ministre de la Culture lui-même. Ce monsieur avisait l’organisme que leurs subventions étaient coupées en raison des mesures d’austérité adoptées par le gouvernement nouvellement élu. La ressource eut beau protester, vivement même. Rien n’y fit. Elle dut abandonner le site.
La presqu’île fut à nouveau désertée. Des appartements de qualité, pourvus de tous les services, furent délaissés. L’entrée du site fut cadenassée. Mais il n’en perdit pas moins son attrait. N’écoutant que l’aventure, j’y plantai ma tente, presque à toutes les fins de semaine, sur la pointe avancée de la terre ferme, en terrain débroussaillé, au pied d’arbres feuillus.
D’autres que moi découvrirent ce paradis. Des sans-abris s’approprièrent des immeubles abandonnés. Les itinérants que vous voyez ici, autour de nous, s’y installèrent spontanément et naturellement.
Or, hier après-midi, un ciel sombre et pesant jetait partout sa chaleur humide. On entendait au loin des roulements de tonnerre. Puisque la tempête approchait, je cherchai refuge dans l’une des cabanes de la presqu’île.
J’y rencontrai des gens implosés, silencieux, patients, passant le temps stoïquement. Des gens sans histoire, n’existant que dans le moment présent, parfois psychotique, mais toujours accrochés à leur sens de la survie quotidienne.
Soudain un bruyant éclair claqua dans l’air. Une lumière brillante éclaira la pièce tout entière. Un formidable coup de tonnerre ébranla notre refuge et une averse diluvienne s’abattit sur nous. Nous étions piégés, isolés, placides, paisibles, presque heureux.
Quelques instants s’écoulèrent. La pluie cessa. Des sirènes et de bruyants klaxons se firent entendre. C’était la police. Elle venait nous déloger. Un à un nous fûmes invités à prendre place dans leurs paniers à salade.
Lorsque vint mon tour d’embarquer, j’eus beau expliquer que je n’étais pas un itinérant, que j’avais ma tente plantée au bout de la presqu’île et que c’était par erreur si je me retrouvais parmi ces pauvres diables. Rien n’y fit, on m’embarqua moi aussi.
Au poste, on m’identifia formellement. Cela ne suffit pas. On me prévint qu’on avait trouvé mes effets personnels et qu’ils étaient confisqués. Comme tous les autres, je fus accusé de squat. On m’avisa de mes droits et que pour être libéré, je devais payer une amende. Voilà où j’en suis, Maître Dumouchel.
Nom de Dieu, aidez-moi!
L’avocate prit un moment pour réfléchir. Elle fit un signe d’approbation, puis déclara:
—Êtes-vous vraiment décidé à régler?
—Mais oui.
—Alors, demain, vous plaiderez coupable devant le juge. Vous payerez, vous n’avez pas le choix, c’est comme ça!
Le lendemain, le riche parvenu, ce vieux crisse, enregistra un verdict de culpabilité. Il s’écartait ainsi de tous ses complices insolvables. Cependant, tout comme eux, une relocalisation s’imposait. La sienne serait à ses frais, c’est sûr. Il visait donc une migration à bon marché. Espace pour camping sauvage recherché. Spéculateurs, prière de s’abstenir.