[Dernier épisode : la routine, les insectes et le fantôme, discours de tyson dans la mess tent, le camp abandonné, la discussion avec John, la colonne de fumée.]
Arrivés au camp, on nous confirma rapidement qu’un incendie de forêt faisait rage. À ce stade précoce de la saison, c’était un phénomène inusité; néanmoins toutes les mesures furent prises au cas où le feu gagnerait en ampleur. Et pour cause : s’il devait s’étendre vers l’est, où se trouvait la Ogoki road, nous courions le risque d’être pris en souricière. Les hélicoptères seraient alors notre dernier recours. On nous demanda de ranger nos affaires dans nos sacs et nous préparer à évacuer.
Le lendemain (c’était un jeudi), aucun nuage à l’horizon. L’incendie approchait du secteur de Cariboo, plus au sud. Le risque d’être pris au piège allait s’aggravant et nous reçûmes l’ordre d’évacuation de la garde forestière. Le vent soufflant dans notre direction, l’air s’était déjà fait plus opaque et sentait l’épinette. Une certaine fébrilité était palpable sur le camp. Les autobus furent chargés, on laissa là les tentes, et nous partîmes en direction de Geraldton, sans avoir eu le temps de réserver des chambres.
Chacun des quatre autobus s’était équipé d’une petite radio et d’un transmetteur, de sorte qu’on pouvait y faire jouer de la musique sur un Ipod. Bien sûr, rapatrier la bière faisait partie des priorités, ce qui fait qu’après une heure et demie de route, nous étions tous à moitié ivres à chanter des hits des années ’80. Malgré les consignes de ne pas s’arrêter en route, on dut céder par trois ou quatre reprises aux impérieuses envies de se soulager. À la troisième halte, le feu étant loin derrière, on en profitât pour une baignade en rivière.
Prévoyantes, les filles avaient toutes enfilé leur maillot de bain sous leurs nippes crasseuses. C’était comique de voir tous ces corps blancs de lait constellés de piqûres, contrastant avec la peau cuite et recuite des mains et du visage. Rose, toute chétive fut-elle, était déjà ciselée des épaules et des bras comme une culturiste; Patof avait perdu une bonne quinzaine de livres, ce qui représente deux boutons de ceinture, et avait failli perdre son short en sautant du pont dans la rivière. Et moi, devenu bête humaine dans ces rudes circonstances, je n’avais d’yeux que pour Lindsay, défilant en bikini rouge, toute svelte et mollets rebondis. Je perdis cependant jouissance de ce spectacle en plongeant dans les flots, le choc emportant mes lentilles.
On fit une courte halte à Nakina pour acheter des croustilles, puis à Geraldton, où nous apprîmes que toutes les chambres étaient prises. Il fallut donc poursuivre la route jusqu’à Longlac, après avoir de nouveau fait provision d’alcool. Arrivé au Ran-Dan sur la Dieppe road, tout le camp se répartit à quatre par chambres, envahissant littéralement tout le sous-sol du motel. La musique jouait à fond et l’alcool coulait à flot. Nous vînmes rapidement à bout des réserves d’eau chaude de l’établissement, chacun retrouvant la chaleur et le réconfort de la douche comme les bras d’une tendre fiancée au retour d’une campagne en contrée barbare.
On chargea à bloc les laveuses du lundromat de nos hères, de la même façon qu’on engloutit un copieux repas au restaurant le Café du Nord (le nord de l’Ontario !), après quoi plusieurs entreprirent de se diriger vers le bar. Là, on investit totalement la place, un sous-sol miteux avec un plancher en béton où s’étaient incrustés quelques indiens et des gens de la place. Après quelques semaines d’activité physique intense, nous étions increvables. On dansa toute la soirée. Body surfing, exhibitionnisme, abus effrontés d’alcool, et l’incontournable bataille à la sortie du bar. De retour au motel, malgré les interventions répétées des foremans nous intimant d’arrêter le chahut, l’incontrôlable liesse dont nous étions pris finit par laisser Handsome Dave évanoui dans une flaque de vomi, à la suite de quoi il fut d’ailleurs rebaptisé Not so Handsome Dave. Le lendemain, nous fûmes chassés.
Il fallut donc retourner à Geraldton où on réussit à se compresser dans le Golden Nugget et un autre hôtel. On apprit que le block de Cariboo avait été rasé par les flammes pendant la nuit. Mais le soir, il se mit à pleuvoir, et l’incendie n’atteint jamais la route. Nous allions donc repartir dès le lendemain. Entre-temps, quelqu’un avait eu l’idée de faire le prochain ripper, le traditionnel « Noël des planteurs », à la manière chic, avec un vin-fromage et des habits. Le trift store fit de nouveau de bonnes affaires.
Je n’ai malheureusement pas le temps, dans ce court récit, de faire justice à tous les personnages qui se trouvaient sur ce camp. Michaud, en particulier, mériterait à lui seul un épisode, sinon un plein récit. Il avait été mon foreman dès la première année, à Longlac. Cette année-là, il m’observait passer de longues minutes devant chaque nouveau terrain, à me tourner les couettes, perplexe devant le chaos. Je demeurai dans son équipe les quatre années subséquentes. Mais à Ogoki, cette année-là, il avait été promu livreur d’arbres, et je ne le croisais qu’occasionnellement au bord de la route, où on se quêtait tour à tour des cigarettes.
Pour le voyage de retour au camp toutefois, c’était lui qui conduisait The Thing III, le vieil autobus scolaire rouge dont on ne parvenait pas à s’expliquer la longévité. Il racontait que le prochain block, Dead Wolf, était situé à l’extrémité de la Ogoki Road. Il était sablonneux, ce qui présageait de bons scores. Je l’écoutais me raconter son histoire de sauvetage d’un ami tombé dans un lac en motoneige, ou me vanter le treeplanting dans l’ouest canadien, ou encore ses réflexions à propos de l’émission de Jacques Langirand, qu’il écoutait dans son camion en effectuant ses sylvestres livraisons. Mais ses histoires les plus savoureuses portaient sur son adolescence punk à Amos. (À suivre)