Un court regard sur… L’Autre Rive. Un long débat sur la crise itinérante.
Un saut vers l’autre, un saut vers le social.
Une esquisse de sourire, un regard exquis sur l’espoir que l’on avait oublié dans des quotidiens que l’on avait cessé de voir.
Des questionnements sur l’autre que nous avons fait disparaître, trop focalisé sur nous-mêmes. C’est ce cheminement que j’exulte lorsque je pose ma bienveillance, mon intérêt sur les profondeurs, les tourments, le passé social de nos humanités.
Le cinéma social t’imprègne, te colle à la peau comme un amour éternel de découvrir l’humain sous toutes ses coutures. Le cinéma social est le cinéma du concerné et je le suis.
À l’orée de la crise sanitaire en 2020, il y a eu des faits de société que nous avons essayés, durant tant d’années, d’enfuir sous le tapis, outre les CHSLD ou le traitement des aînés qui ont été médiatisés, une autre crise est passée un peu plus dans l’anonymat : la crise des itinérants dans les grandes métropoles, dont la crise sanitaire a fait accroître la précarité. C’est en cela que fait force le premier film de la scénariste, réalisatrice et productrice Gaëlle Graton qui nous brosse l’univers de Geneviève, travailleuse sociale qui est ébranlée de revoir Camille, jeune itinérante qui revient dans ce refuge d’urgence, pensant l’avoir permis de se réinsérer.
Jean Becker, réalisateur français à qui l’on doit les sublimes Deux jours à tuer (2008), La tête en friche (2010) disait que le film nous apprend quelque chose que nous ne connaissions pas auparavant sur le monde social dans lequel nous vivons. Qu’en est-il des faits de société ostracisés et pour lequel on se détourne volontiers sans remettre en question les biais véhiculés sur l’itinérance par les médias, la politique? Ou simplement nos aprioris, « c’est sans doute une criminelle, une malade mentale ou une droguée », comme le faisait si bien remarquer Agnès Varda dans son film Sans toit ni loi (1985). Nos responsabilités sont multiples ainsi que nos raccourcis.
Le réel social
Après un baccalauréat en sociologie où elle a étudié le processus de disqualification sociale avec un regard qui s’interroge sur comment un individu chute dans la pyramide des classes, la scénariste, réalisatrice et productrice pose son regard, sur la hiérarchie des classes et notamment la classe inférieure ainsi que la classe itinérante. Deux classes qui ne sont pas si éloignées l’une de l’autre, comme le sont Geneviève et Camille. Lorsqu’on évoque le réel social, c’est de faire en sorte que les personnages prennent leur place, que les scènes d’émotions prennent le dessus sur les plans cinématographiques, un peu à la manière du film de Catherine Corsini avec La fracture (2021), le réel se joue avec l’authenticité des personnages et sans raccourci social. C’est cela qui se dégage du film de Gaëlle Graton, car après tout la beauté cinématographique est à travers un personnage et c’est sans doute cela qui a ravi les nombreux festivals dont le Festival Regard, Fantasia, Off-courts Trouville, le FCVQ pour ne citer qu’eux.
Mais pas que, on note aussi la fidélité envers un lieu, de ne pas recréer ailleurs un décor, un refuge d’urgence, mais plutôt de s’approprier un lieu et son atmosphère. C’est en cela que le film s’est permis d’avoir un lieu à soi et de construire un lien entre nos deux personnages à travers un refuge d’urgence à Montréal.
Il y a souvent une peur de voir ailleurs, de voir l’autre. Pourtant, nous le faisons sans sourciller en nous détournant. L’autre rive nous maintient les yeux grands ouverts sur la situation itinérante avec authenticité, non avec le désespoir, mais des espoirs que dès à présent on ne pourra plus se détourner derrière le « je ne savais pas. »
Entrée Libre a eu le plaisir de discuter avec la scénariste, réalisatrice et productrice Gaëlle Graton :
Souley Keïta : Premières images, première question. Généralement, je commence par cette entrée. Toutefois, avec ton film, on embarque différemment avec du texte et du son. Je m’arrête sur une phrase : « c’est dégueulasse ». Est-ce que c’est un témoignage de tout ce qu’un pays riche est capable pour faire disparaître ce qu’il ne désire pas : nos itinérants?
Gaëlle Graton : Le « c’est dégueulasse » est un constat avec un double point de vue. Le premier résonne comme la vision qu’un citoyen peut avoir à l’encontre d’un itinérant dans la rue, parce que les représentations médiatiques sont complètement biaisées envers cette population-là. Il y a ce discours du sens commun qui est lié sans cesse à un jugement comme si leur situation était un choix. Si on se promène dans la rue, on peut entendre un concitoyen dire ce mot en regardant quelqu’un dans la rue, de mon avis je trouve cela inadmissible et que ce n’est pas comprendre comment quelqu’un se rend dans cette situation. De l’autre point de vue, c’est le mien, mais aussi de bon nombre de citoyens, il y a une nécessité de voir comment on va collectivement gérer un enjeu majeur qui est la crise d’itinérance dans les grandes villes. À Montréal, il n’y a pas de financement accordé aux refuges, aux maisons d’hébergement. Il n’y a pas de plans concrets pour résoudre cet enjeu. Pour moi, si j’entends ce « dégueulasse », c’est un constat. Ce constat doit répondre à un plan de solution, il débute avec une discussion de la situation des itinérants et peut-être que cela va amoindrir le premier point de vue, celui du concitoyen qui juge non pas la situation, mais l’être humain. Tout cela est lié et cela s’adresse à notre compréhension sur les enjeux au niveau personnelle. Si je reviens à mes études en sociologie, je me remémore les dires d’une professeure, qui disait que l’on vit dans une société où la responsabilité individuelle est sacro-saint. On accorde énormément d’importance à cela, car on grandit dans une société qui est purement individualiste et qui va accorder de l’importance au choix de l’individu. L’équation est simple dans cette vision, une personne est itinérante donc elle est responsable de ses choix. Un raisonnement qui est facile, mais qui n’est pas une vérité. On a un biais par rapport à cela. Ce sont les facteurs externes qui font en sorte qu’une personne se retrouve disqualifiée et finit dans la rue.
On peut parler de violence domestique, de violence conjugale, de perte d’emploi, de consommation, de séparation, etc.
Tu évoquais la première image, pour moi, la première image qui m’est venue pour ce film, c’est la dernière, avec Camille devant le pont qui s’est vu donner un tout petit geste de gentillesse (Little act of kindness). Cette histoire est partie de là, avec la rencontre de cette fille dans la rue. De manière très banale, dans notre conversation, elle m’avait dit que son rêve était de voir le pont illuminé le soir et qu’elle ne pouvait pas le voir, car elle devait réserver une chambre tous les après-midis et donc qu’elle n’était jamais dehors la nuit. Elle m’a donné la genèse de mon film.
Souley Keïta : Tu instaures un espoir avec le plan de cette femme dans le flou et en arrière-plan ce lever de soleil. L’espoir, était-ce crucial de mettre en avant que pour faire disparaître une crise, il faut surtout des êtres humains dévoués aux autres ?
Gaëlle Graton : Je pense que pour avoir des êtres dévoués, il faut d’abord des êtres qui prennent conscience des enjeux existants. En travaillant dans ce refuge, on pourrait voir le personnage de Geneviève qui a un souhait d’aider, mais avant cela il y a surtout le fait qu’elle fait partie des classes inférieures sans être dans la rue et Geneviève n’a pas non plus beaucoup d’opportunités dans la vie. C’est un côté que je trouvais intéressant, celui de travailler la différence entre la classe inférieure et l’itinérance, car l’écart est très mince.
Le film avait été présenté à l’international et un spectateur avait mis sur Twitter que cet écart entre les deux classes était faible. Il a rajouté qu’il y avait des risques de voir une population itinérante grossissante, car on gérait mal la classe inférieure. Je trouvais cela super intéressant. Geneviève n’a pas le syndrome de la sauveuse et elle ne s’attendait pas à revoir Camille au refuge. Ce qu’il y a dans les couleurs de ce ciel avec ce soleil naissant nous place la température de cette journée. Plus factuellement, il y a l’idée de ne pas faire un film moralisateur, misérabiliste. Le soleil qui s’ouvre, je le vois plutôt comme « ouvrons une discussion collective. »
Souley Keïta : On fait la rencontre de Geneviève, qui se démène tant dans son trajet quotidien que dans ce refuge et il y a une phrase qui surgit « tu ne m’oublies pas Gén ». Est-ce qu’à force de voir trop de destins brisés, Geneviève ne finit pas par s’oublier elle-même, car on ressent une lassitude notamment lorsqu’elle fixe le message « Elle part » ?
Gaëlle Graton : C’est quelque chose que j’ai beaucoup entendu dans les témoignages que j’ai recueillis au refuge, notamment au campement Notre-Dame à l’automne 2020. Campement où il y avait une centaine de tentes qui étaient érigées sur le boulevard. C’est à ce moment-là où j’ai fait la rencontre de la jeune fille, mais également d’autres personnes et ce sont elles qui m’ont fait découvrir le refuge. En prenant des notes sur les rencontres, c’est un élément qui revenait sans cesse. Les travailleurs sociaux restent peu de temps avec les personnes rencontrées, car leurs postes se font couper donc c’est une perte pour les gens au refuge et il y a un éloignement de ces ressources. Il y a l’impression d’être oublié et c’est quelque chose que les gens disent beaucoup. Tous les liens de confiance qu’ils vont forger au courant de leur vie vont à un moment ou un autre être coupés. C’est pour cela qu’ils/elles gardent un perpétuel état de fragilité parce que même les espaces de soutien, que sont les travailleurs/travailleurs sociaux/sociales, ne sont pas durables. Pour moi, le « elle part » avec une certaine nostalgie ou le « Gén ne m’oublie pas », font sans doute écho à une relation de travail qu’ils ont déjà eu auparavant et qui n’est plus d’actualité parce que les liens se fragilisent, se coupent et se perdent. C’est le témoignage du manque de ressources sur lesquelles ils/elles peuvent s’appuyer longuement et cela met en lumière la mauvaise gestion de la crise itinérante dans les grandes villes.
Souley Keïta : On s’intéresse maintenant à la genèse de ton film. Tu évoquais la rencontre avec cette fille et de son rêve de voir le pont de nuit. Est-ce qu’il y a d’autres éléments qui sont venus nourrir ton approche sur ce sujet?
Gaëlle Graton : Je pense que c’est vraiment venu de ma rencontre avec cette fille. Certes, je m’intéressais beaucoup aux phénomènes de société avec mon passé en sociologie, car cela attire mon attention, mais je suis allé au campement Notre-Dame pour documenter la situation sans savoir si j’allais en faire un film. Avant que cette fille me parle du pont, j’ai été attiré par le livre qu’elle lisait Une chambre à soi (A Room of One’s Own) de Virginia Woolf. Un essai qui démontre comment les femmes en art devraient avoir un lieu à soi si elles veulent pouvoir vivre, créer sans être à la remorque de leur sphère domestique, leur sphère privée. C’est cette notion de lieu à soi qui est venue comme première inspiration parce que je n’avais jamais rencontré dans ma vie quelqu’une qui connaissait aussi bien la thèse de Woolf et cela a été un fort sujet de notre discussion vu que je l’avais étudié. C’était autant un oxymore, que quelque chose de vraiment beau que d’entendre une personne parler de son souhait d’avoir un lieu à elle quand elle est dans la rue. Ce qui est encore plus beau, c’est que cette personne dessinait sur place. Elle faisait de l’art dans un lieu qui n’était pas le sien puis elle avait des rêves qui n’étaient pas exubérants. Cela répondait complètement à la thèse de Virginia Woolf dans un espace qu’elle voulait posséder pour créer, pour vivre, pour se suffire.
Je suis rentrée ce soir-là, avec une réflexion de qu’est-ce qu’une chambre? Qu’est-ce qu’un lieu à soi?
Dans le film, le premier parallèle qui m’est venu, c’est cette chambre de Camille qui mesure, dans la vie, à peine 6 pieds sur 12 pieds. On a voulu tourner dans cette dimension. Concernant la classe inférieure et pour Geneviève, qui n’est pas plus avantagée que la classe itinérante, j’ai donné un espace similaire, car pour moi les deux personnes sont enfermées, prises dans leurs destins dans un espace contigu que l’on veut quitter, jusqu’à tant qu’elles se rencontrent. Ce sont des éléments qui ont fondé ma réflexion et pour lesquels je me suis dit que cela pouvait être un scénario intéressant.
Souley Keïta : Le regard sur l’autre. Dans l’univers de Camille, il y a ces nombreux dessins. Des yeux qui se déposent sur l’être qu’elle est, sur sa vie passée. Est-ce que Camille ne s’aperçoit pas que malheureusement elle va devoir être seule pour se réparer ?
Gaëlle Graton : Je vais saluer, en premier lieu, le travail, les dessins de Éléonore Delveaux-Beaudoin, une artiste multidisciplinaire, cinéaste, comédienne. Il y a également quelques dessins de Rosalie Fortier, qui joue le rôle de Camille.
Concernant la question, je pense que je ne pourrais pas répondre à cela, car on dirait que je ne pense pas au personnage au-delà des paramètres du scénario. Par contre, lorsqu’on sort de ce cadre, il y a beaucoup de gens dans la communauté itinérante qui sont venus à cette conclusion-là. C’est sans doute assez généraliste comme réflexion. Pourquoi? Parce qu’ils/elles ont perdu espoir dans les ressources qui pourraient leur être fournies. Des ressources qui sont inconstantes, absentes. Si elles sont présentes, lorsque le gouvernement décide des ressources, l’argent est mal géré et donc les ressources sont retirées. Lorsqu’on parle de Camille, ce n’est pas forcément une attitude pessimiste envers la vie, mais c’est cette idée qu’elle a peut-être arrêté d’espérer que quelqu’un vienne la sauver.
Il y a un bémol, car il y a une pente glissante dans la conversation, car souvent on va penser que c’est à la personne itinérante de se prendre en main et cela est faux. C’est un mythe social de penser que « qui veut, peut », car cela fait référence à l’égalité des chances, que tout le monde serait capable de s’en sortir grâce à ses moyens. La réalité est autre, car tout le monde n’a pas les mêmes moyens. Est-ce que Camille va s’en tenir à elle-même le restant de sa vie? Peut-être qu’elle nourrit cette mentalité, mais je ne la sens pas dans l’énergie de « si je veux, je peux. »
Souley Keïta : Dans la vie, comme dans le cinéma, L’Autre Rive apparaît souvent avec l’image de la vie qui rejoint la mort. À travers le personnage de Camille, on ressent l’inverse d’une mort qui veut rejoindre la vie. On notera l’allusion de Camille sur les « morts-vivants ». Peux-tu nous en dire plus ?
Gaëlle Graton : C’est la première fois que j’entends cette lecture. Je pense que l’écriture, le tournage, la postproduction sont basés sur l’idée d’injecter continuellement de l’espoir dans ce récit. Dans l’écriture, il y a eu un point d’intérêt qui était fort et dans lequel je ne voulais pas prendre un virage pessimiste. Pour ma part, dans mes rencontres, j’ai sans cesse vu de l’espoir dans les yeux de ceux qui étaient dans l’itinérance. J’ai rencontré des gens au refuge qui avaient tellement de foi dans leur capacité à s’en sortir. Est-ce que c’était toujours fondé et véritable? Est-ce qu’ils/elles vont tous et toutes s’en sortir? Je ne sais pas, mais je le souhaite. Encore une fois, je ne suis pas dans le « si je veux, je peux », mais plutôt dans l’optimisme du « j’aimerai m’en sortir, j’en suis capable, je sais ce qu’était ma vie auparavant et je voudrais la retrouver. »
Pour moi l’espoir est aussi basé sur la connexion entre les humains lorsqu’ils se rencontrent. C’est cela que l’on perçoit dans la relation entre Camille et Geneviève qui s’aident l’une et l’autre.
Je dirai plus que l’autre rive, ce n’est pas le pont entre la vie et la mort, à mon sens, cela serait plutôt le pont entre deux humains qui essayent de se connecter pour mieux avancer ensemble.
Souley Keïta : Les illusions perdues. On traverse ces personnages dont l’une essaye de prendre soin de l’autre, Geneviève à l’encontre de Camille. Pourtant l’inverse se fait peu ressentir, car Camille renvoie dans le visage de Geneviève tout ce qu’elle n’a pas et cela même si elle a une meilleure condition que Camille. Est-ce que tant l’une que l’autre, on se confronte à des rêves inatteignables et qui se trouve sans doute sur une autre rive ?
Gaëlle Graton : Je pense qu’on a une propension à toujours espérer ce que l’on n’a pas. C’est le propre d’une société capitaliste. On veut tendre à avoir des biens matériels ou des relations que nous ne possédons pas. J’ai l’impression que si l’on se met dans cette position, oui, la vie rêvée se trouve sur l’autre rive. Pour ma part, je pense que je serais en désaccord avec le fait que le personnage de Camille ne donne rien au personnage de Geneviève. Oui, Geneviève n’est pas beaucoup plus privilégiée que Camille, elles ont un passé qui est commun et dans le sous-texte de Geneviève, je n’entends pas qu’elle a été dans la rue, mais plutôt qu’elle a un passé de travailleuse de rue depuis longtemps et qu’elle connaît bien les personnes itinérantes. Cette scène a pour but de montrer surtout qu’elles sont très proches l’une de l’autre. Lorsque Camille reproche certaines choses à Geneviève, elle est en train de regarder la vie de Geneviève à travers des lunettes roses, car ce n’est pas une réalité. Camille se projette dans un idéal, pensant que Geneviève possède tout cela, mais c’est faux puisque la classe inférieure n’a pas accès à beaucoup plus de biens, beaucoup plus d’avantages que les itinérants.