Différente. Ce mot martelait l’esprit de Chang comme une pluie de métal hurlant. Le nouveau monde ne voulait pas de ce corps de papier jaune qui regardait de ses minces fentes les atrocités humaines. Chang non plus.
Dans sa classe, les petites filles étaient blondes et blanches. Avec de beaux grands yeux bleus dans lesquels les garçons baignaient leurs regards. Du haut de ses dix ans, Chang portait des parfums de Chine dont personne ne voulait.
Le soir, elle se prenait à penser à ces arbres qu’on déracine pour transplanter ailleurs. Dans des sols plus fertiles, à l’abri des intempéries, loin des misères. Elle se demandait s’ils pleuraient quand les cigales hostiles venaient ronger leurs racines. Chang aurait mille fois préféré le sol pourpre de la place Tien An Men. Le danger lui faisait moins peur que la cruauté.
Ses parents étaient convaincus qu’elle s’épanouirait dans leur pays. Après tout, Chang voulait dire « libre ». Mais elle ne se reconnaissait ni dans leurs yeux ni dans ceux du reste du monde. Elle ne ressemblait pas aux gens de ce pays qui l’avaient à la fois adoptée et laissée pleurer.
Sa mère comprit tout le désarroi de sa petite fille lorsqu’elle pénétra dans la salle de bains. En entendant son cri horrifié, Chang laissa échapper sa cuiller sur le sol. Les joues couvertes de perles rouges, elle tentait en vain de débrider la belle amande de son oeil. Pour ne plus rêver de la place Tien An Men.