Dans le débat sur la hausse des frais de scolarité, deux visions de l’université se dessinent : une université publique et accessible qui vise à former les futurs citoyens et une université performante et compétitive qui vise à former les futurs travailleurs. France Jutras, responsable du diplôme de 3e cycle en pédagogie de l’enseignement supérieur à l’Université de Sherbrooke, et Yves Gingras, professeur d’histoire des sciences à l’UQAM, ont tous deux répondu à nos questions sur la mission des universités.
Comment peut-on décrire la mission actuelle des universités québécoises?
France Jutras : Il y a historiquement trois volets à la mission des universités : la recherche (bâtir des connaissances), l’enseignement (transmettre des connaissances) et la participation à la vie universitaire. Cela correspond au modèle allemand qui est apparu au 19e siècle. C’est aussi ce modèle qui a servi d’inspiration aux universités américaines.
Yves Gingras : Aujourd’hui, on peut dire que le prestige de la recherche a fait que l’enseignement a été relégué au second rang dans le discours des dirigeants universitaires, qui ne parlent le plus souvent que de recherche et de subventions.
Selon certains détracteurs de la hausse des frais de scolarité, la principale mission de l’université est de participer à la réflexion critique de la société sur elle-même. Les finalités de l’université auraient donc été perverties au nom de l’économie, de manière à ce que la formation soit maintenant évaluée en termes de rentabilité.
Yves Gingras : En réalité, l’université a toujours eu une fonction pratique. Même au Moyen Âge, il y avait des facultés professionnelles visant à combler les besoins de la société : avocats, prêtres et médecins. Avec la montée des États aux 15e et 16e siècles, les rois et autres empereurs ont d’ailleurs créé plusieurs universités pour répondre aux besoins administratifs de leurs États. Mais il est vrai que le discours néo-libéral ramène tout à l’argent et à la rentabilité, ce qui nous fait parfois oublier que l’université doit avoir une fonction spécifique à côté des écoles secondaires et des écoles techniques. Elle ne peut pas former seulement des «techniciens» et des «gestionnaires».
France Jutras : Pour trouver une époque où les étudiants étudiaient pour le simple loisir de penser et d’échanger, il faut remonter au Moyen Âge. C’est vrai que les étudiants veulent un diplôme qualifiant plutôt qu’une culture générale. Le modèle de l’université classique comme tour d’ivoire intellectuelle ne correspond plus à un idéal réaliste car de nos jours, plus personne n’est libre de toute contrainte financière. Aussi, nous sommes dans une ère d’hypercommunication. Un intellectuel ne peut plus prétendre posséder toutes les connaissances de l’heure comme c’était le cas à la Renaissance; on n’échappe pas à la spécialisation. Toutefois, je ne crois pas que les professeurs aient complètement abandonné l’idée de développer la capacité de réfléchir et de débattre de leurs étudiants.
Comment se manifeste concrètement cette fonction critique de l’université?
Yves Gingras : Les experts en sciences sociales et humaines sont en fait les plus consultés. Tant dans les médias que dans les rapports d’experts soumis aux gouvernements, ce sont bien les professeurs de ces disciplines qui sont appelés à commenter et à interpréter les changements que le monde vit. Aucun gouvernement ne fonctionnerait sans les sciences sociales et humaines.
Où se situe le modèle québécois par rapport aux autres universités?
France Jutras : Au Québec, nous avons une approche pragmatique, très nord-américaine : une documentation internationale d’excellent niveau, des méthodes de travail qui visent des résultats concrets, mais qui valorisent aussi le développement des processus mentaux. En Europe francophone, il y a une tradition qui valorise davantage le discours. Heureusement, comme nous sommes en contact avec la Francophonie, nous y avons aussi accès. Il y a une grande richesse dans cette complémentarité.
Les établissements américains et britanniques se partagent actuellement le haut du classement mondial des universités. Le modèle anglo-saxon est-il réellement le meilleur?
Yves Gingras : Il faut d’abord noter que le classement mondial des universités est fondé sur la recherche et non sur la pédagogie. Aussi, ce classement n’est pas scientifique et est complètement biaisé en faveur des universités anglophones.
France Jutras : Les critères du classement mondial des universités sont très discutables. Cela n’empêche pas les universités de tenter de s’y faire une place, même en Europe francophone. Avec la mondialisation et l’unification de l’Europe, tout le monde tend vers le modèle anglo-saxon.
Tendons-nous alors vers un modèle d’université moins démocratique?
Yves Gingras : Ce qu’on observe depuis une dizaine d’années, c’est un tournant néo-libéral qui ne voit plus l’université comme un bien public, mais comme un investissement personnel des étudiants. Pourtant, c’est l’accès à l’université pour tous, sans devoir s’endetter outre-mesure, qui demeure le meilleur garant d’une société équitable, assurant au maximum de citoyens qui le désirent et qui en ont la capacité la possibilité de faire des études universitaires.
France Jutras : Il n’y a pas que l’accessibilité financière qui détermine si une université est démocratique. Prenons l’exemple de la France: oui, l’université y est très abordable, mais seulement une minorité parvient à passer à la 2e année de licence (équivalent du baccalauréat). Comme il n’y a aucun encadrement ni aide à la réussite, il y a une forme de sélection naturelle qui s’opère. Au Québec, tout est mis en place pour que l’étudiant poursuive jusqu’à la diplomation. L’école en général est vue comme un lieu d’intégration. À mon sens, le modèle québécois demeure plus démocratique.