Un court regard sur… RATED X / Raconte-moi mon corps
L’essence même du cinéma c’est une rencontre. Cette inévitable et douce croisée des chemins, celle que l’on fait avec un personnage, une réalisatrice, un scénariste, un univers dont on ignore son fonctionnement ou une situation. À travers ces chemins pris, on se réécrit, on se réinvente, on s’en inspire pour mieux mettre en lumière nos fragilités, nos sensibilités, mais également celles des autres. En fin de compte, le plus dur, peut-être, est sans doute d’en parler… Non, le plus dur est sans doute d’en parler face à une caméra, face à l’œil d’un spectateur inconnu qui va nous décortiquer.
Dans le cinéma documentaire, il faut faire preuve de sensibilité, mais également de dextérité pour mettre à l’aise la personne qui va porter notre film. Lorsque je porte un regard sur le cinéma de Nadia Louis-Desmarchais, c’est ce qui resplendit le plus dans ces œuvres. Outre des sujets qui sont peu ou pas abordés, la jeune réalisatrice excelle dans la manière dont elle nous livre des portraits à la belle sincérité, à la belle fragilité, mais également en s’attardant sur des êtres qui assument leurs choix, il est plaisant d’écouter Naïla, Luna ou Charlotte.
Raconte-moi mon corps, nous décrit le parcours de Naïla dans l’acceptation de son corps, une réflexion qui nous amènera à déconstruire le « être ce que les gens veulent voir en toi. ».
Rated X, nous amène dans l’univers pornographique avec un regard nouveau, un regard intimiste, celles de ces femmes qui y travaillent et qui nous montrent l’envers du décor.
Notre chronique s’attarde, pour la première fois, sur le court-métrage documentaire, il est évident en voyant sa filmographie, et cette sensibilité qui s’en dégage, que c’est une belle rencontre.
Entrée Libre a eu le plaisir de discuter des deux films avec la jeune et expérimentée réalisatrice Nadia Louis-Desmarchais :
Souley Keïta : Première image, première question. Percer les bulles des préjugés. Dans Rated X et dans ses premiers plans, tu nous invites à rentrer pour la première fois dans un monde où ces femmes nous livrent leur vision sur l’industrie pornographique, un monde loin des idées reçues. En quoi ton film va-t-il influé sur ta vision ou approfondir ton idée de montrer le vrai ?
Nadia Louis-Desmarchais : La scène d’ouverture et le premier plan, j’y ai pensé longtemps. Nous étions avec ma monteuse Laurie Bouvier et nous commencions à avoir toute la structure du film, mais il nous manquait notre scène d’ouverture et la réponse à cette question de comment rentrer dans le film. C’était important. Je n’avais pas envie de débuter simplement avec la scène d’après générique même si cela avait pu, car je sentais un manque. Avec ma monteuse, on se disait qu’il faudrait une scène qui brise la glace parce que c’est tellement un sujet tabou, un sujet qui crée énormément de préjugés. Ce que j’ai trouvé intéressant dans cette ouverture-là, c’est qu’elle nous met dans la posture du spectateur de la pornographie, mais également dans la position d’autres spectateurs en les plaçant tous sur un même pied d’égalité. Que tu sois un grand consommateur ou pas, que tu sois un cinéphile ou pas, il y a comme un langage dans lequel on s’inscrit parce que la performeuse s’adresse à toi donc il y a comme un bris du 4e mur visuel, mais aussi un bris du 4e mur narratif. Je trouvais cela vraiment pertinent. Il y avait les images que nous avions tournées avec mon équipe et les images de l’équipe du film pornographique donc j’ai demandé au réalisateur s’il y avait une possibilité d’utiliser quelques images pour ma scène d’ouverture, ce à quoi il a répondu favorablement on me passant une clé USB.
Souley Keïta : J’ai un peu triché, car ce n’est pas vraiment ton premier plan, qui n’est autre que ce fond noir où l’on entend Charlotte Sartre et qui nous place dans un questionnement, vers où l’on s’en va.
Nadia Louis-Desmarchais : Effectivement, on ne sait pas où l’on s’en va. Je pense que cela joue beaucoup sur l’anticipation et que l’on a hâte de savoir dans quoi on s’engage. C’est une anticipation qui est un peu perturbante, car c’est quand même sensuel ce qui est dit. Cela donne l’impression d’être comme sur des montagnes russes, tu es en train de monter la pente, tu ne sais pas trop où tu vas tomber et là tu redescends dans quelque chose qui va briser le mur. Cela ajoute beaucoup sur la manière dont on entre dans le film en tant que spectateur.
Souley Keïta : Je regardais une interview datant de 2014 où Xavier Dolan disait que la femme est un puits sans fond et qu’il reste énormément de choses à montrer. Est-ce que 8 ans plus tard et à travers ta filmographie, qui montre les femmes dans la plus belle des sincérités, on peut se dire que nous en sommes toujours qu’aux prémisses et qu’il reste encore à creuser ?
Nadia Louis-Desmarchais : Je pense que oui, même si nous en sommes aux prémisses, je pense qu’il y a quelque chose d’encourageant, d’inspirants qui se passe en ce moment; j’ai l’impression que la porte est ouverte. C’est comme si, avec les œuvres de Xavier Dolan, qui m’ont fait du bien, on voyait de nouveaux visages, des personnages féminins qui sont outrageux, qui sont complexes, qui sont extravagants. Toutefois, c’est dans la fiction, après dans le documentaire, tu dois être capable de mettre en lumière des femmes qui sont complexes, qui sont hors-norme dans la marginalité, mais d’une façon positive, car le regard négatif on l’a déjà eu par rapport à ces industries. On a ouvert la porte, mais suite à ça, j’ai hâte qu’on arrive dans un environnement où nous sommes capables de regarder les femmes avec une simplicité sans avoir toujours besoin d’une revendication pour le corps féminin. Dans Raconte-moi mon corps, il y a quelque chose de revendicateur, avec la volonté de poser un regard sur une personne, la volonté de comprendre une histoire pour pousser les gens à se réveiller. Ces deux films créent cela chez le spectateur avec une transmission, mais aussi une éducation qui fait du bien. J’ai hâte que l’on crée des personnages féminins qui existent dans leur complexité et que ce ne soit pas uniquement politique, à partir de ce moment on va vraiment atteindre un autre niveau par rapport à la représentation féminine dans le cinéma.
Souley Keïta : Dans un texte que j’avais écrit sur la femme durant l’esclavage, je mentionnais la phrase suivante : « Leurs sales désirs se promènent sur un corps qui ne s’appartient plus à lui-même. » Au regard de tes deux courts-métrages, Rated X et Raconte-moi mon corps, estimes-tu qu’il reste, encore, beaucoup de chemin pour enfin se posséder ?
Nadia Louis-Desmarchais : Je pense que ce qui était intéressant par rapport à ces deux films, c’est que ce sont deux rapports au corps totalement différent. Dans Raconte-moi mon corps, c’est beaucoup plus axé sur le fait de tracer un parcours d’acceptation de soi, mais également de fierté par rapport à son corps, il y a une perspective un peu plus individuelle. Naïla travaille dans l’univers public, elle est youtubeuse, mais ce n’est pas son travail de montrer son corps alors que pour Luna et les autres femmes dans Rated X, c’est sûr qu’il y a une acceptation de leurs corps qui s’est faite à travers leur métier. Ce qui m’a marqué en faisant ce film sur l’univers pornographique, je me suis rendu compte qu’elles étaient en plein contrôle de leur image, de leurs désirs, du désir qu’elles créent chez les autres et de leur pouvoir. J’ai ressenti une très forte indépendance, moi-même, je sens que cela m’affecte dans mes préconceptions que j’avais de cette industrie et de ces femmes. Je pense qu’en tant que femme, il y a quelque de libérateur à être capable de réclamer son désir sans tabou puis d’illustrer ce désir dans le cinéma de façon frontale. Je pense que c’est important et j’essaye de le faire, de le montrer dans ces œuvres. Le cinéma a ce pouvoir et c’est une des raisons qui me pousse à faire du cinéma. Ce médium a la capacité de changer les perceptions qu’a le monde. La chose qui me fait le plus plaisir, lorsque j’observe les gens qui écoutent le film, c’est de les sentir réagir avec des conversations ou lorsqu’ils viennent me voir. Tout cela fait naître des discussions, des débats.
Souley Keïta : Il y a une scène cocasse dans Rated X, une scène dont la volonté est de démystifier. Celle de l’homme qui apparaît dans les autres films de cette industrie, tel un Apollon, sûr de sa force et sans failles. Tu le montres sous une autre facette, comment arrive-t-on à se dire que ce moment est un point tournant et qu’il ne faut en aucun le manquer?
Nadia Louis-Desmarchais : Premièrement, il y a l’importance du regard avec lequel on arrivait sur ce projet. Bien que nous ne soyons pas les plus grandes consommatrices du film pornographique, nous étions, ma directrice photo (Justine Prince) et moi en symbiose avec ce regard nouveau, avec ce sujet. Nous captions le plus de plans que l’on pouvait et à ce moment précis où l’on tournait, cette scène arrive. Ma directrice photo, qui est également une réalisatrice à la base, et moi avons trouvé que c’était une scène clé qui se déroulait devant la caméra. Elle a posé le regard de la caméra à l’endroit où il fallait poser le regard du spectateur pour comprendre cette scène. C’est un seul plan qui est découpé au travers de trois postures différentes. On sent très bien le regard de Luna, le regard de l’autre fille, on voit assez le garçon, mais pas trop. Il y a quelque chose qui fait que ce moment est le built up après deux jours de tournage et après avoir été l’une à côté de l’autre pour se guider. Lorsque je suis arrivé au visionnement du matériel, il était certain que cette scène serait un point tournant. Ce qui est fort dans Rated X, c’est qu’il révèle des moments qui sont un peu comiques, dans le sens où tu peux voir l’envers du décor. Ces moments d’attente, les filles nous ont dit que parfois cela pouvait prendre 45 minutes. D’avoir eu accès à cela, c’était certain de voir la présence de la scène dans le film, car cela déconstruit un peu l’idée de mythe.
Souley Keïta : Ne pas être l’image que les gens veulent voir en toi. On ressent à travers ces films et ton langage cinématographique, cette volonté de montrer la femme sous toutes ses coutures, comme une mélodie de dire qu’elles sont vous et nous sommes elles, Luna Corazon, Charlotte Sartre (Rated X) ou Naïla (Raconte-moi mon corps), ce monde où il est temps de s’affirmer ses choix.
Nadia Louis-Desmarchais : Je pense qu’il y a beaucoup de cela. Au-delà des déconstruire les préjugés, au-delà de déconstruire les mythes, je trouve que cela s’adapte à ma vie personnelle qui doit se refléter dans mon travail. En tant qu’êtres humains, nous avons tellement d’intersections, de complexités dans nos vies qui nourrissent la personne que l’on est. Je parle pour moi, mais j’ai tellement d’intersections dans mon identité qui me permettent d’avoir une sensibilité particulière envers les personnes que je rencontre parce que j’y trouve toujours un peu de moi-même. J’ai l’impression que c’est probablement cela qui nourrit tous mes projets avec la volonté de représenter toutes les complexités, ce à quoi on ne s’attend pas normalement en montrant que l’on se trompe si on n’apprend pas à connaître.