Le jour où [mon] monde a changé

Date : 8 Décembre 2019
| Chroniqueur.es : Marie-Danielle Larocque
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1989.

J’avais 4 ans, insouciante du monde dans lequel j’étais née. Je ne savais pas encore qu’en tant que petite fille, adolescente, puis femme adulte, j’allais être confrontée à tant de violences à cause de mon genre. Je ne m’attendais pas aux violences qui me tomberaient dessus, aux épreuves et aux défis qui me hanteraient pendant tellement d’années. Je ne savais pas encore que ma mère était entrain de me préparer à ce monde, féministe de conviction qu’elle était. Je ne me souviens pas si je le savais déjà, que j’allais l’être. FÉMINISTE.

J’étais probablement en train de jouer avec mon spaghetti quand l’attentat antiféministe de l’école Polytechnique de Montréal a eu lieu. Le 6 décembre 1989, à partir de 17h10, 14 femmes ont été assassinées parce qu’elles étaient des femmes, et je niaisais avec mon souper. Motivé par sa haine des féministes, un homme (je refuse de le nommer) a commis le premier féminicide de masse au Canada. Un moment qui restera gravé dans la mémoire du Québec. Ça aura pris 30 ans pour que l’événement soit reconnu pour ce qu’il est : un attentat antiféministe. 30 ans de pression, de mobilisation, d’actions, pour faire reconnaître quelque chose de tellement évident. Merci aux femmes qui ont persévéré.

Avant et après

J’ai entendu plusieurs personnes dire qu’il y avait un «avant» et un «après» Polytechnique dans leurs vies. Des gens qui se souvenaient ce qu’illes faisaient, où illes étaient, au moment d’apprendre ce qui s’était passé. J’ai envie de dire que j’ai ce sentiment là moi aussi, comme citoyenne et comme militante féministe. Le «avant», quand je savais qu’il y avait des inégalités, mais que je n’en connaissais pas l’ampleur, et le «après». Après que quelqu’un.e m’ait mentionné pour la première fois Polytechnique, la date du 6 décembre 1989, les motivations de l’assassin, les 14 femmes décédées, les 13 blessé.es – dont 10 femmes -, la tragédie, le drame, le «tireur fou». Après que mon cerveau ait assimilé ces informations et que j’aie ressenti un drôle de mélange de sentiments : consternation, impuissance, tristesse, colère, incompréhension, révolte. Mon premier deuil. Sauf que je ne suis jamais arrivée à la phase de l’acceptation.

L’après, quand depuis plus de 20 ans, le 6 décembre 1989 correspond à une journée d’une charge émotive intense. Comme féministe, je ne peux plus ignorer ce qui m’entoure. Je ne peux pas revenir au «avant». Je sais pertinemment que la commémoration du 30e de Polytechnique me fera brailler, probablement plus que je le pense, mais je le fais quand même. Pour honorer la mémoire de celles qui ont été assassinées à cause de leur genre, à cause de leurs actions, à cause de la violence. Je ne peux pas faire autrement. J’espère que nous serons nombreuses et nombreux à verser nos larmes de colère et à faire en même temps le plein d’énergie collective pour les luttes qui restent à mener.

On en reviens-tu?

En ces 12 jours d’action contre les violences faites aux femmes, il y a encore des gens hommes qui refusent de voir leurs privilèges et leurs violences. Des gens hommes qui braillent sur leur pauvre condition d’homme incompris, soumis par des années de matriarcat, qui ne se reconnaissent plus, qui ne savent plus qui ils sont s’ils ne sont pas des mâles alphas. Des gens hommes qui nous disent «de voir vers le futur», «d’avoir un message positif», «d’arrêter de vivre dans le passé» et «d’en revenir». Et oui. D’EN REVENIR.

  • À tous les deux jours et demi en 2018, une fille ou une femme a été assassinée au Canada. 53 % des victimes ont été tuées par leur conjoint, 13 % des victimes ont été tuées par un membre masculin de leur famille (autre que le conjoint).
  • Les femmes autochtones ne représentent que 5 % environ de la population, mais 36 % des femmes et des filles tuées par la violence. Plus de 1200 femmes autochtones (beaucoup plus!) sont disparues ou ont été assassinées depuis 1980.
  • Une femme sur trois a été victime d’au moins une agression sexuelle depuis l’âge de 16 ans.
  • 40% des femmes ayant un handicap physique vivront au moins une agression sexuelle au cours de leur vie.
  • Une femme sur 7 est agressée sexuellement au moins une fois par son conjoint.
  • Une femme sur 4 vivra un épisode de violence conjugale.

J’arrête là. Derrière ces statistiques se cachent des problèmes sociaux tellement plus grands : les violences envers les femmes, les violences SYSTÉMIQUES et DISCRIMINATOIRES envers les femmes, les violences envers les femmes PARCE QU’ELLES SONT DES FEMMES. Derrière ces statistiques, il y a des femmes qui se retrouvent en situation d’itinérance, qui changent de refuge chaque mois, d’autres qui sont inquiètent pour leur vie et celle de leurs enfants, d’autres qui se retrouvent en prison pour des crimes liés à la pauvreté et la violence qu’elles ont subies. Des femmes que la société criminalise alors qu’elle sont victimes. Des femmes que l’on veut déporter même si on les retourne face à un ex-conjoint violent et à une possible peine d’emprisonnement de 20 ans, pour avoir protéger ses enfants. Des femmes qui finissent par mettre fin à leurs jours, épuisée que leur parole ne soit pas crue (pensée pour Madame M).

On va en revenir quand le monde aura compris que les femmes sont fortes, résilientes, unies et solidaires, qu’elles peuvent déplacer des montagnes, abattre des frontières, transformer les structures qui les oppressent. On va en revenir quand toutes les femmes seront libres et en sécurité, quand l’État va arrêter de précariser nos conditions de vie, quand nos paroles seront entendues et crues, quand les réalités des femmes vivant à la croisée des oppressions seront mises de l’avant et que des actions politiques, collectives et sociétales seront en marche.

Féministe tant qu’il le faudra.

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