Pourquoi le cowboy des Prairies et le financier de Toronto votent-ils pour le même parti?
Au Canada comme aux États-Unis, les défenseurs du conservatisme moral et religieux se retrouvent généralement dans le camp de la droite économique. Alors que chez nous, Stephen Harper peine à contenir les sorties de certains de ses députés pro-vie, les républicains parmi nos voisins du sud s’enthousiasment pour des candidats au conservatisme made in Bible belt. Mais n’y a-t-il pas une contradiction entre la sévérité morale vis-à-vis des comportements individuels et l’idée de prôner la liberté économique?
Selon Gregory Baum, professeur à la Faculté des études religieuses de l’Université McGill, le point de rupture se situe dans les années 1980. Après la prospérité des années 1950 et 1960, les critiques s’élèvent contre les libéraux plus socialistes et l’État-providence, devenu selon eux trop bureaucratique et trop généreux. Plusieurs gouvernements conservateurs en Occident, comme celui de Thatcher au Royaume-Uni et de Reagan aux États-Unis, se mettent donc à opérer des privatisations et à couper dans les dépenses. Ils cherchent à réduire la taille de l’État.
Le néoconservatisme se veut aussi une contre-contre-culture, une opposition au changement des mentalités des années 1960. On trouve qu’on est allés trop loin, qu’on a enterré trop vite les valeurs traditionnelles et l’idée même de tradition. Si les néoconservateurs éprouvent du dédain pour la contre-culture, c’est aussi à cause du chaos qui l’accompagne : les manifestations, la confrontation de l’autorité, l’hypersexualisation. À la lumière des révolutions, l’équation apparaît d’elle-même : la droite, c’est l’ordre; la gauche, le désordre.
Deux réalités, un fossé
Le fossé politique qui est en train de se creuser ne se résume pas à une simple différence est/ouest ou anglophones/francophones. Pour preuve, les Calgariens ont élu un maire de confession musulmane et les Manitobains ont réélu un premier ministre néo-démocrate.
Dans son livre The Armageddon Factor, la journaliste Marci McDonald brosse un portrait alarmant de ce qui apparaît comme un clivage plus culturel que géographique. D’une part, il y aurait une société urbaine qui se considère sophistiquée et qui tient pour acquis que tout le monde « partage son penchant pour la tolérance et ses goûts en matière de séries télévisées ». D’autre part, une société ultrachrétienne et plutôt rurale dont les enfants grandissent loin du système d’éducation publique, « avec du rock chrétien programmé dans leurs iPods et les bestsellers évangéliques dans leurs bibliothèques ». Elle met toutefois en garde contre les catégorisations abusives, car bien qu’une grande partie de la communauté évangélique se trouve loin des grands centres urbains, le mouvement est aussi soutenu par « des géants corporatifs qui cherchent simplement à financer l’expression politique de leur foi religieuse ».
Au Canada, plusieurs figures politiques sont associées au mouvement évangélique, une branche du protestantisme qui invite les fidèles à la conversion, à la relation individuelle avec Dieu. L’expansion de l’évangélisme s’inscrirait d’ailleurs dans une tendance planétaire, que ce soit en Amérique latine, en Afrique subsaharienne ou en Asie. Cependant, la croissance de l’évangélisme ne peut expliquer à elle seule pourquoi le cowboy des Prairies et le financier de Toronto votent pour le même parti.
Moins d’État, plus d’Église
Andrew Ives est maître de conférences en civilisation nord-américaine à l’Université de Caen. Dans un article sur la transformation du conservatisme canadien, il décortique le lien qui existe entre le rapport à l’État et la structure des institutions religieuses. Par exemple, tous les catholiques pratiquants, où qu’ils soient dans le monde, sont guidés par le même chef, c’est-à-dire le pape. À l’inverse, les églises évangéliques se multiplient de manière indépendante et se retrouvent en concurrence les unes avec les autres. Autrement dit, dans le monde évangélique, même les églises sont soumises à la loi du marché.
Elles ont donc une mentalité plus individualiste, une étiquette qui est aussi accolée au capitalisme. Or, l’idéologie de la droite religieuse comporte une certaine forme de collectivisme dans la place qu’elle accorde à l’esprit communautaire. Marci McDonald explique que pour plusieurs, ce n’est pas l’État, mais plutôt l’Église qui devrait assumer l’éducation et la charité. Ainsi, la question qu’ils soulèvent n’est pas tant de savoir s’il faut venir en aide aux plus démunis, mais plutôt de savoir à qui incombe le rôle de se charger du filet social.
On ne peut toutefois nier que la notion de responsabilité individuelle est au cœur de l’idéologie protestante. Le chrétien est responsable du salut de son âme et le criminel de ses crimes, tout comme le travailleur est responsable de sa réussite économique. C’est Charles K. Langford, candidat conservateur dans Laurier-Petite-Marie aux dernières élections et professeur de finance à l’UQAM, qui met le doigt sur l’élément-clé. « Dans le milieu de la finance, il n’y a pas de protection, pas de syndicat. On est seul face au marché ».
Les financiers évoluent donc dans un monde où on est forcé de développer son autonomie, un peu comme les agriculteurs qui vivent isolés sur leur ferme dans l’Ouest canadien. Traditionnellement, fermiers comme financiers cultivent une méfiance vis-à-vis des institutions étatiques qui sont là pour les contraindre, mais ne peuvent rien faire pour les protéger des risques qu’ils ont choisi d’affronter. « Peu importe ce que fait l’État, si la pluie n’arrive pas, tout est foutu! Les agriculteurs sont dépendants de la nature. » Dans ce contexte-là, il est plus logique de s’en remettre à la prière qu’au gouvernement.