Salut, c’est Armando.
Je voudrais te parler d’intimidation et de violence. Vois-tu, quand on vit dans la rue, ces expériences dégagent une odeur différente de ton monde. La rue connaît très peu d’intimidation. La vérité c’est qu’elle ne dure pas, contrairement à ce qui se passe dans ton monde. Quelques secondes et elle se transforme en violence.
Dans la rue, on devient vite paranoïaque. Je défie n’importe qui, prétendant être sain d’esprit, de vivre dans la rue sans développer des problèmes mentaux. Bref la rue ça rend fou. Je t’explique. Au cas où ça t’arrive un jour. Non, je blague, je te souhaite pas ça. Par contre, si t’en a besoin pour comprendre certaines valeurs humaines…
Dans plusieurs grandes villes, la rue est carrément un terrain de chasse. Si t’as l’air d’avoir un peu d’argent, t’es une cible. T’as l’air malade, t’es une cible. T’as les cheveux gris, t’es une cible. T’es une fille, t’es une cible. Tu affiches ta sexualité, t’es une cible et je ne parle pas ici des prostitués, non plus des enfants parce qu’ici on n’a pas d’enfants qui vivent dans la rue. Des ados, oui il y en a, mais pas des enfants de 8, 10 ou 12 ans comme là-bas.
Moi à cette époque, j’étais constamment en alerte, je surveillais tous les gens que je croisais; surtout pour trouver ceux qui faisaient du repérage. Les prédateurs chassent en meutes, tu dois savoir ça ?
Il y a trois techniques à connaître face à la violence. Tu connais probablement celle de l’autruche, la plus courante. Les dépendants qui font passer leur drogue avant tout le reste, se mettent la tête dans le sable, à leur manière. Moi je préfère la technique du caméléon : rester immobile, se fondre dans le décor, devenir invisible. Très efficace comme technique. Je te raconte.
Un soir j’arrive à Guate, la capitale, et je me trouve un petit hôtel. J’ignorais sa réputation, première erreur. Vers les dix heures, deux camions arrivent du Panama avec leur chargement. Je me suis vite retrouvé avec quatre gars debout autour de moi. J’étais qui ? Je faisais quoi ? Pour qui je travaillais ? Ils me prenaient pour un agent des narcotiques. Ma porte de sortie a été la technique numéro deux, paraître inoffensif, un peu éméché, bref insouciant. Et ça a marché. Faut croire que j’ai été convainquant. Par contre, j’ai très mal dormi cette nuit-là.
Parfois tu n’as pas le temps de voir venir le danger. Il faut alors réagir instinctivement, sur le coup. Je te raconte la troisième technique. Toujours à Guate, je revenais un soir en autobus quand trois gars sont montés avec des armes. C’est courant là-bas. Les attaques à main armée ne sont pas déclarées à la police. Bref, mes trois gars s’organisent: le premier s’installe près du chauffeur et les deux autres font les allées chacun de son côté. Arrivé à ma hauteur, le gars pointe son arme sur moi et demande mon porte-monnaie. J’ai fait un signe de la tête, non. Je n’ai pas bougé. J’ai gardé le silence en le regardant calmement dans les yeux. Mon rythme cardiaque par contre… J’ai eu le temps de compter les balles, c’était un revolver, pas un pistolet. Ça c’est la technique du serpent. Bon, tu peux choisir un autre animal si t’aimes pas les serpents. Sept ou huit secondes s’écoulent, puis le gars lentement se met à reculer en lançant un ordre aux deux autres et tous sortent de l’autobus. Ça aurait pu tourner autrement, mais ça a marché.
Parlons de toi. Tu vis de l’intimidation à ton école ou à ton travail. C’est quoi ta technique ? T’as des enfants ? Est-ce que tu en parles avec eux ? Si tu ne prends pas le temps de parler de ces choses-là avec tes enfants, du sexe aussi en passant, tu vas passer à côté du plus important.
Voici une solution concrète et applicable chez nous. Il faut commencer dans nos écoles. À cet âge, l’intimidation entraîne la violence, l’abandon scolaire, parfois le suicide. L’intimidation, subtile ou grossière, c’est de la violence en perfusion, au goutte à goutte. Et les « petits amis », on fait pour contrer ça dans nos écoles ? On applique le plan d’intervention chantent en chœur les directeurs d’école. Ces plans d’intervention ne servent à rien, ça ne fonctionne pas et je parle en connaissance de cause. Désolé pour ma franchise, mais la solution de beaucoup de profs c’est la technique de l’autruche. Détourner les yeux, aller aux toilettes, changer de corridor, aller chercher son courrier au secrétariat. C’est comme ceux qui changent de trottoir pour ne pas croiser des itinérants.
Voyons, il faut les comprendre… Ce ne sont pas des psychologues. C’est pas dans leur description de tâche. Ils ne sont pas payés pour faire la police. Ceci étant dit, tous les profs ne sont pas des autruches, loin de là, mais je l’ai senti trop souvent.
Avec un jeune en secondaire IV qui se faisait intimider depuis son primaire par les débiles musclés de son village, j’ai choisi la quatrième technique. Je les ai confrontés devant tout le monde et dans les jours qui ont suivi, j’ai parlé avec chacun d’eux. Face à la violence et à l’intimidation, toi tu réagis comment ? Technique de l’autruche ? Celle du caméléon, du serpent ou du jaguar ? C’est à toi de voir, mais il te faut en être conscient.
Dans la rue on est seul avec soi-même. Un adolescent ressent ça très fortement, et ça lui fait peur. Lorsque l’intimidation est constante, que la violence est imprévisible, la seule solution qui reste est la fuite; c’est la technique du chien de prairie. Partir pour ne pas mourir à petit feu. Parles-en avec des réfugiés de ton quartier.
J’aurais une proposition très pratique: modifions les programmes d’enseignement. Ça va crier au ministère des Sports et du Loisir. Dans les cours d’éducation physique, éliminer la majorité des jeux de ballon et les remplacer par des cours d’arts martiaux adaptés à l’âge des jeunes. Ceux qui vont crier au fascisme n’ont, de toute évidence, aucune connaissance de la discipline, de la philosophie des arts martiaux et devraient, en conséquence, avoir l’intelligence de se taire.
Je t’ai préparé une simulation de la vie dans la rue. L’exercice permet d’apprendre et de pratiquer des techniques pour détecter une agression potentielle. Intéressé ? Un prérequis: il faudra te mettre mentalement en état d’hypervigilance; ça produit des hormones. L’exercice consiste à prendre une marche au centre-ville, comme tu le fais souvent, mais cette fois en observant très attentivement les gens. Il faut voir l’allure générale de la personne, sa démarche, la position de ses mains. Ses mouvements partent-ils des épaules ou des hanches ? Ton obstacle le plus puissant sera ta propre pensée. Avoir des préjugés, favorables ou défavorables, sur une personne te bloquera la perception de son énergie pour l’exercice.
Au bout d’un certain temps, et face à certaines personnes, tu ressentiras un malaise, comme une énergie négative. C’est difficile à expliquer, mais l’effet est très perceptible au niveau du sternum. Pour déclencher l’hypervigilance, tu dois qu’à imaginer que des gens te recherchent pour te massacrer à coup de marteau. Sois convainquant avec ton toi-même et ton cerveau se mettra à produire du cortisol et de l’adrénaline.
Bon, je résume: l’expérience de la rue peut t’enseigner à percevoir l’invisible si tu peux lire entre les lignes. « L’essentiel est invisible pour les yeux », je suis d’accord en ce qui concerne la rue.
Vois-tu, mon expérience de l’itinérance m’a appris beaucoup et je me sens le devoir d’en parler. C’est ce qui motive mes lettres. Percevoir l’énergie des gens, au-delà des apparences, ça ne m’est pas venu naturellement. Avec le temps, j’ai appris. Si ça te paraît difficile à faire, dis-toi que cette capacité de perception est naturelle pour tous les animaux.
À ton tour d’essayer…